L’homme qui exigeait d’être diverti pour 1$ de l’heure

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Coucou les petits amis! Êtes-vous prêts pour un conte fantastique à propos des jeux vidéo, de la société de consommation et du non-respect de l’art? Ça tombe bien! Aujourd’hui, je vais vous raconter l’histoire de l’homme qui exigeait d’être diverti pour 1 $ de l’heure.

Il était une fois, un soir plus précisément, où je venais de terminer l’incroyable jeu indépendant Far Lone Sails. Un jeu court, mais inoubliable, qui réussit là où tant d’autres ont échoué. Ébahi par l’expérience, j’ai envie de voir la réaction des gens, leur théorie sur la fin et l’univers du jeu, et me délecter de quelques fan arts en visitant la communauté Steam.

C’est ici qu’entre en scène le protagoniste de l’histoire, appelons-le Jay, qui me frappe de plein fouet avec le titre de son topo qui s’intitule :

$1 an hour
I won’t buy a game unless I get at least an hour for every dollar I spend, with rare exceptions. From what I can tell this game is 2–4 hours. Which means at most I’d pay for this is $4.99” – JayXan

En gros, il exige qu’un jeu le divertisse à raison de 1 $ de l’heure, sans quoi il ne l’achète pas. Pauvre Jay.

Sa vie est une tragédie:
  • Jamais il n’aura l’occasion d’aller voir un film au cinéma (10 $ pour 3 heures max.)
  • Il n’ira jamais aux glissades d’eau (Plus de 30 $ pour une journée de 8 heures)
  • Ses mains ne toucheront jamais à un livre (10 $ pour moins de 5 heures)
  • Il ne verra aucun spectacle d’humour ou de théâtre de sa vie (40 à 60 $ pour 2 heures)
  • Il ne sera jamais hypnotisé par un fidget spinner (3 $ pour un 15 secondes de divertissement)
  • Il n’assistera à aucun concert de musique en salle (30 $ et plus pour 2 heures environ)
  • Jamais il ne pourra jouer à un jeu triple AAA comme God of War, Red Dead Redemption 2, ou Spider-Man, parce que ça prendrait beaucoup de volonté pour y jouer pendant 80 heures plus taxes.

Bon. Je ris un peu de cet utilisateur de Steam, mais je n’ai rien contre lui. C’est probablement une bonne personne, je n’en sais rien. Par contre, cette manie qu’ont certains gamers à comparer la valeur monétaire d’un jeu à sa durée, ça m’exaspère. Cette attitude est la cause de plusieurs gros problèmes présents dans les jeux d’aujourd’hui, soit :

1 — Exiger la quantité avant la qualité


Lorsque j’ai FINALEMENT terminé les quêtes principales dans Assassin’s Creed Odyssey, j’en étais à 65 heures. Est-ce que chacune de ces heures était amusante ? Bien sûr que non : des quêtes répétitives, des décors qui varient peu sur l’énorme carte, des forts quasiment identiques. C’est un bon jeu, mais sa durée de vie est trop longue. Avant Origins, les Assassins tournaient autour d’une vingtaine d’heures obligatoires, qui pouvait s’étirer (si le cœur vous en dit), avec des missions facultatives. Je ne blâme pas Ubisoft, je blâme les joueurs. C’est eux qui exigent d’en avoir de plus en plus pour leur argent, et un studio n’a tout simplement pas les moyens financiers de rendre chaque mission complètement unique. C’est ce que les joueurs demandent.

2 – Diluer l’originalité


Parce que des jeux comme Far Lone Sails, mais aussi Gris, Gorogoa ou Return of the Obra Dinn ne sont pas fait pour durer une éternité. Leur concept est simple et concis, et c’est leur force. Étirer leur originalité sur des dizaines d’heures serait une catastrophe. Sinon, il faudrait que ces jeux introduisent de nouveaux concepts régulièrement pour ne pas être ennuyant, mais ça, c’est de :

3 – Aggraver les conditions de travail dans l’industrie


Selon TrueAchievements, seulement 33% des joueurs ont obtenu le succès secret “Redemption” pour avoir terminé le jeu. 28% des joueurs ont complété l’épilogue. Les critiques et les joueurs vanteront la durée du jeu, parce que “ça justifie le prix” selon eux. C’est l’une des raisons pour lesquelles les employés de Rockstar ont dû travailler comme des fous (du moins, selon les rumeurs du web).

4 – Encourager les autres sources de revenus comme les microtransactions


Sur mobile, les joueurs ont fini par trouver qu’un dollar pour un jeu, c’était trop cher. C’est là qu’est né le free-to-play et ses microtransactions. Si les joueurs PC ou consoles décident que 80$ pour un jeu est trop dispendieux, il n’est pas étonnant de voir de plus en plus de titres baisser de prix rapidement et tenter de récupérer les coûts avec des passes de saison, des microtransactions et des DLC. Est-ce vraiment ce que l’on souhaite dans l’avenir ?

5 – Écarter les jeux narratifs en faveur des rogue-like et du multijoueur


Parce qu’on me répond toujours la même chose : « Rocket League, lui vaut son prix parce qu’on peut y jouer à l’infini ». Est-ce que ça veut dire que les jeux narratifs devraient cesser d’exister? Aucun ne peut rivaliser le temps « infini » d’un Rocket League. The Binding of Isaac à 50 $ sur Switch aussi ça passe apparemment, alors que n’importe quel autre jeu indépendant à la même durée sera considéré comme une arnaque lorsqu’il dépasse le 15 $.

En gros, les contre-arguments que je reçois toujours reviennent souvent à « les jeux qui ne m’intéressent pas ne méritent pas d’exister ou de faire du profit ». (Chaque fois que je mentionne la Xbox, le VR, David Cage ou les walking simulators, c’est toujours la même chose). C’est alors une question de goût personnel plutôt qu’un questionnement sur la légitimité du prix. Au cinéma, le prix d’entrée est le même pour tous les genres de films, non ? Un jeu narratif à 20 $ ou un rogue-like au même prix : les deux sont tout à fait acceptables.

Nous n’avons jamais été aussi chanceux

Fait cocasse, les jeux de NES coûtaient en moyenne 30 à 50 $ US à leur sortie. Avec l’inflation et la conversion en dollar canadien, ça nous donne un beau total de 78 à 130 $. Rappelons-nous qu’une majeure partie des jeux de NES n’offraient pas une tonne de contenu et profitaient d’une difficulté ridicule pour allonger leur durée de vie.

Super Mario Bros. 3, vendu à 17 millions d’exemplaires, a été développé par un groupe de 13 personnes. Le coût de développement et son profit, n’ont rien à voir avec les jeux d’aujourd’hui.

En comparaison, Red Dead Redemption 2 (qui comme par hasard, a aussi vendu 17 millions de copies lors de ses premières semaines), a demandé 7 ans de développement et plus de 1000 employés. Son budget est estimé à 944 millions de dollars (incluant le marketing). On comprend mieux pourquoi les DLC et les microtransactions sont difficiles à éviter.

Vendu au même prix qu’un Super Mario Bros. 3 en 1988, il a probablement coûté 943 millions de plus que le jeu NES à produire.
13 personnes, c’est aussi la taille d’un studio indépendant d’aujourd’hui. Selon les calculs de Mike Rose, développeur de Descenders, le jeu indépendant moyen en 2019 vendra environ 2,000 copies, qui totalisent 30,000$ de revenus dans la première année. Et nous savons bien que ce développeur a mis plus qu’un an pour développer son jeu, et qu’il n’est probablement pas seul.

Amusons-nous à calculer!
30,000$, divisé par 13 personnes, divisé par 52 semaines fois 40 heures semaines, égal :

1,10

Dollar. De l’heure. Pour un employé de ce studio indépendant fictif de 13 employés.

Avec ces chiffres en tête, est-ce que vous trouvez encore que votre jeu indépendant inoubliable de 3 heures ne vaut pas son prix d’entrée ? Est-ce que vous accepteriez de faire votre travail pour 1 $ de l’heure ? C’est un peu exagéré tout ça, mais vous comprenez l’idée.

Bien sûr, lorsque j’ai l’impression d’en avoir pour mon argent, je suis satisfait. C’est toujours un point positif. Le problème, c’est lorsqu’on met la durée (ou les graphismes) comme point principal pour juger si un jeu en vaut la peine.

Regarder le mur, c’est gratuit. Vivre une expérience inoubliable, ça a une valeur.

Une valeur plus grande qu’un dollar de l’heure.

Ce texte est paru originellement sur Multijoueur.ca et a été reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur.